Mais grâce à l’épidémie, nous y voilà enfin dans le monde rêvé par les Gafa : un monde d’individus éparpillés, dont le seul collectif est familial, dont toute l’activité, dans tous les domaines, se fait à distance, par connexion. Restez chez vous !
C’est bien là la vie rêvée par les Gafa, cet idéal de cyborg rationnel, d’intelligence artificielle et d’objets connectés, où ce qui fait l’humanité profonde n’est même pas compris. Nous vivons en ce moment la sombre utopie de la Vallée du Silicone, qui au début ne paraît pas si mal, et à la fin nous tue.
Apple vous offrira ses machines, Google vous trouvera toutes les informations nécessaires, Facebook vous permettra de garder le contact avec vos amis, Amazon vous apportera tout objet matériel impossible à télécharger. Restez chez vous, on s’occupe de tout !
Et tellement bien que vous pourrez rester chez vous tout le temps, toute la vie. Pourquoi s’embêter à sortir, à se risquer dans les rues encombrées, à supporter les lenteurs et les rigidités des relations réelles, à perdre le temps dans les transports alors que tout, absolument tout peut être délocalisé et dématérialisée. On n’est pas bien, comme ça ?
Vivre enfermé, relié au monde et aux autres à travers des écrans de verre, c’est une vie de machine intelligente, c’est-à-dire stupide. Dans la vie rêvée par les Gafa, il y a un devenir-autiste, un enfermement, une dématérialisation, une décorporisation, que l’on trouve plaisante au départ puisque ça évite les désagréments de la confrontation réelle, mais qui nous épuise à moyen terme car nous ne sommes plus nourris par la confrontation réelle.
Nous avons beau avoir une intelligence très développée, nous avons gardé ce corps de grands singes qui a besoin de toucher, qui a besoin du groupe, de la horde, d’être ensemble et de se regarder les uns les autres en sentant la bonne odeur humaine, qui rassure plus que celle d’un ordinateur qui chauffe.
(Extraits du Journal La Croix – Edito du 28/04/2020 de Alexis Jenni, Prix Goncourt 2011)